Barthélémy Toguo
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Virginie Andriamirado
Barthélémy Toguo : " L'exil côtoie le plaisir comme la douleur "
Entretien avec Barthélemy Toguo
Paris, Africultures, novembre 2007

Artiste phare de la diaspora africaine, Barthélémy Toguo, formé à Abidjan, à Grenoble et à
Düsseldorf, a intégré ses voyages et ses divers déplacements à sa démarche artistique. Installé en France, exposé sur la scène internationale, il reste en lien avec le Cameroun, son pays d’origine, vers lequel convergent les fruits de son exil.

Vous venez d’achever la construction du centre d’art de Bandjoun, financé sur fonds propres. Au-delà de ses objectifs artistiques, n’est-ce pas une manière de restituer à votre pays d’origine le fruit de votre exil ?
C’est le sens de mon travail et aussi le sens personnel de ma vie. Le centre de Bandjoun peut en effet incarner l’aboutissement du chemin que j’ai accompli depuis que j’ai quitté mon pays. Ce qui ne signifie pas que le chemin s’arrête là. Le centre ne se trouve pas dans n’importe quel lieu : il se situe à mon point de départ. J’ai choisi Bandjoun car j’y possédais déjà de la terre. Pour aller vite il me fallait aller là où le terrain était acquis et où les travaux pouvaient débuter rapidement. C’est un chantier record qui a duré deux ans. Ce lieu abrite ma maison et mon espace de travail même s’il a aussi pour vocation d’accueillir des résidences. C’est un lieu privé qui contient douze espaces d’atelier-logement, un espace d’exposition et une salle de spectacle, que je veux gérer de façon autonome.
J’ai conçu ce centre seul. Je veux qu’il soit un exemple pour montrer que les Africains peuvent faire des choses par eux-mêmes.

Voulez-vous dire que les Africains de la diaspora qui ont réusi se doivent de faire des choses pour leur pays ?
Si les Africains de la diaspora mettaient davantage leurs compétences au service de leur pays d’origine ce serait bien. Certains le font en participant à la reconstruction d’un territoire ou au développement d’espaces publics ou privés. La diaspora africaine devrait se soucier davantage de son lieu d’origine.
J’en appelle aux médecins, aux architectes, aux sportifs, aux intellectuels pour qu’ils consacrent quelques heures par semaine à l’Afrique. Prenons le cas d’un médecin africain qui a réussi en Belgique ou au Canada, il pourrait donner de son temps à l’Afrique en dégageant une fois par an, ne serait-ce
qu’une semaine pour transmettre son expérience à ses collègues restés sur le continent. De même, un enseignant peut au cours de ses deux mois de vacances donner deux semaines à son pays pour participer à un plan d’alphabétisation.
Nous nous devons de transmettre nos acquis : les restituer à travers nos compétences à notre pays d’origine. Le fil ne doit pas être rompu. L’Afrique est dans la demande et le besoin. C’est un continent délaissé où, par delà l’absence de démocratie dans certains pays, les gens meurent par négligence. Ceux qu’elle a enfantés n’ont pas le droit de l’ignorer. Même si la diaspora ne doit pas être une vitrine qui ne montrerait que les réussites, de plus en plus d’Africains occupent désormais une place importante en Occident. Ils sont présents dans l’art, la culture, l’administration… Ils ne doivent pas oublier qu’ils ont un devoir envers ceux restés au pays.

Avez-vous le sentiment d’appartenir à cette communauté diasporique en tant qu’individu et en tant qu’artiste ?
Oui, j’ai ce sentiment en tant qu’individu. J’ai vécu au Cameroun jusqu’à l’âge de 25 ans. Même si j’étais né en France, je porte mes origines en moi. Dans mon travail d’artiste, je ne revendique pas une quelconque africanité mais plutôt l’universalité. Ce n’est pas mauvais en soi de revendiquer son origine. C’est un état de fait auquel on s’attache ou pas. Je suis tout de même obligé de m’y rattacher car, lorsque je me regarde, tout me renvoie à là d’où je viens. Quand je vois comment les gens souffrent un peu partout, j’essaye, au-delà de cette appartenance, de compatir et de faire un travail plus large.

D’où votre travail intitulé The Head Above Water. Vous proposez aux gens rencontrés dans divers pays d’écrire ce qu’ils resentent sur des cartes postales que vous peignez ensuite…
Ce projet a pour but de libérer la parole des gens sur des cartes postales. J’ai choisi d’aller dans des zones de tension comme à Pristina, à Lagos, à la Havane, à Hiroshima, Johannesburg ou encore à Saint-Denis en France pendant les émeutes de 2005. Dans chaque pays où je suis allé, je demandais
aux gens d’écrire sur une carte que je leur donnais. Il en est sorti des choses très fortes, souvent douloureuses à cause des situations particulièrement difficiles dans certains pays. Comme le dit Emmanuel Kant : « l’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire, il est un moyen d’émouvoir le
plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes ». L’art a sa place partout dans notre société mais encore plus dans les espaces difficiles.
En allant à Saint-Denis, quasiment en face de chez vous, réaliser une série de cartes postales , vous ave z recueili des témoignages qui résonnent ausi fortement que ceux rapportés des zones de tension dans lesqueles vous êtes alé par aileurs.

Comment avez-vous fait dans le contexte de 2005 pour vous faire accepter à Saint-Denis ?
J’ai été introduit par une étudiante guinéenne rencontrée deux mois avant dans le cadre d’un workshop à l’Université de Saint Denis. La cité où elle m’a conduit était un territoire en zone de guerre à ce moment là. Au premier regard les gars te repèrent et savent que tu n’es pas de « chez eux ». Ils allaient voir le grand frère qui me testait avant de donner son accord. Ils n’acceptaient que les journalistes étrangers comme ceux de CNN mais refusaient la presse française qui, selon eux, ne pouvait que les trahir. Je leur disais : « ce que vous allez dire, je vais aller en haut avec ». Je voulais faire émerger leurs ressentis. J’étais un peu comme un journaliste pour eux. Sur les cartes, dont quelques-unes ont été écrites en arabe, certains écrivaient leur haine, d’autres leur douleur. Il y a une dimension sociale dans mon travail. Quand on est artiste, on a un devoir de générosité envers l’autre : on doit pouvoir transmettre la capacité que l’on a à faire certaines choses.

Vous vous êtes impliqué physiquement ave c votre série de performances intitulée Transit qui aborde de plein fouet les questions liées à la douleur de l’exil et de la migration…
Oui, ces performances réalisées entre 1996 et 2002 ont parfois été douloureuses à réaliser même si elles contenaient une part d’humour et de provocation. J’ai toujours considéré que mon rôle d’artiste allait de la mise en oeuvre à travers la représentation plastique à la mise en acte à travers les performances, chacune nourrissant l’autre. Je me dois dans mes actions concrètes et artistiques
de marteler par moments mes opinions par des actes.
J’ai commencé les Transits en arrivant avec des valises sculptées dans le bois à l’aéroport de Roissy. Il y avait une part de provocation. En réalisant une telle performance directement dans un aéroport, où je suis confronté au personnel de la sécurité et aux douaniers, je me mets en danger. C’est plus éprouvant que dans un centre d’art. Mais la série des Transits ne témoigne pas seulement des phénomènes migratoires et de ce qui en découle. Quand avec Transit 6, en 1999, j’ai pris le train Thalys en 1ère classe, habillé en éboueur, les gens étaient tellement dérangés qu’ils ont fini par demander au contrôleur de me faire descendre. Là, ce n’était pas ma couleur de peau qui les gênait, mais le statut social que je représentais.

Est-ce aussi pour vous une sorte d’exutoire par rapport à certaines situations auxquelles vous avez pu être confronté lors de passage en douane ou ailleurs ?
C’est en effet comme un exutoire mais mon travail n’est pas pour autant autobiographique, même si, inévitablement, une part de moi et de mon histoire entrent dans mon oeuvre. Le fait d’avoir voyagé, d’avoir été confronté à certaines situations me permet de restituer une part de la souffrance de l’exil. Je connais ces situations, je connais ces étapes. Mais j’y introduis aussi une part d’humour sans pour
autant banaliser les vrais problèmes. L’exil côtoie le plaisir comme la douleur et c’est cela que je cherche à restituer dans un travail plastique.

Les notions de mouvement, de déplacement et de circulation sont sous jacentes dans votre oeuvre. Le voyage, lié à l’acte de création, est très présent. Vous vous metez finalement fréquement en situation d’exil…
Parce que cela va nourrir et faire avancer mon travail. En allant vers les choses, je trouve d’autres pistes qui m’amènent à développer mon travail qui se nourrit de chaque étape de voyage. Toutes ces étapes constituent une toile qui se tisse au fur et à mesure que j’avance. Des ponts se créent entre
les différentes créations : les Transits vont rencontrer Head Above Water qui va rencontrer The dangerous visit, un projet réalisé à Séville où je délimite un territoire pour des SDF qui vont vivre dans un espace créé par moi. Ce travail sur la délimitation des frontières, sur le territoire, n’est pas loin des
préoccupations des Transits et de Head Above Water. Mes dessins vont être un résumé de ce que j’ai vu et vécu dans mon travail de mise en acte. À cause du voyage et du déplacement, des choses vont naître en vidéos, en performances, en sculptures et en peintures.
La vidéo The thirsty gardener, « le jardinier assoiffé » qui arrose le dollar est né parce que j’ai fortement ressenti le besoin d’argent vécu par les populations dans les enclaves de Pristina. Il fallait que le dollar pousse rapidement comme une salade. On peut y lire aussi une métaphore de la constante domination du dollar dans le monde. Cette vidéo a également une dimension écologique
qui aborde les enjeux liés aux problèmes de l’eau.
De même, j’ai réalisé une vidéo-performance en hommage à des gens rencontrés au cours de divers déplacements et qui avaient de la compassion pour leurs frères musulmans dont certains sont injustement emprisonnés à Guantanamo. De ce temps passé avec eux, de la tristesse énorme que j’ai
vue sur leurs visages, est née une oeuvre tirée d’une performance violente où je suis resté couché sur des briques durant six heures. La douleur ressentie était pour moi une façon de traduire la peine de ceux qui souffrent. Dans mes performances, le geste doit toujours être en osmose avec l’idée. En
mettant le doigt sur des sujets brûlants, voire polémiques, je cherche à susciter l’émotion et la réflexion de ceux qui la regardent.

Il y a dans votre travail des éléments figuratifs fortement connotés tels la Rue balise qui délimite un teritoire, les tampons de bois qui marquent les passeports ou encore les avions ou valises sculptés. Tous ces objets introduits au fil des oeuvres se retrouvent autour d’une même thématique liée au déplacement, à la migration…
Lorsqu’on a une ligne de conduite dans sa démarche artistique qui est de l’ordre de l’obsession, il est certain que des choses vont se rejoindre et se retrouver. La valise retrouve l’idée des ballots présentés récemment au Palais de Tokyo. Ces objets renvoient à ce que l’on emporte avec soi quand on part. La barque chargée de ballots, récemment présentée à la Fiac (Foire internationale d’art contemporain, à Paris) renvoie à la souffrance de l’exil.
C’est elle aussi qui mène au déplacement. À l’arrivée, la Rue balise et les tampons incarnent ce qui peut nous interdire d’entrer dans un territoire. Dans mon travail plastique, ces questions peuvent se retrouver dans certains dessins mais elles y transparaissent moins frontalement. Le dispositif des
installations permet d’aborder ces questions dans leur complexité. On quitte son pays pour diverses raisons, qu’elles soient économiques, sentimentales ou pour fuir une guerre. Beaucoup de raisons mènent à l’exil et l’artiste peut dans une installation montrer tous ces phénomènes : ce qu’on laisse derrière soi et ce que l’on attend de l’ailleurs vers lequel on va.
Dans Life’s Trial, une installation réalisée en 2004 pour le Musée d’Art Moderne de Saint-Étienne, se dressent deux toiles différentes formant un couple qui regarde au loin. J’ai voulu montrer qu’ils ont envie d’aller de l’autre côté dont ils sont séparés par un mur de grillage. Ils miroitent. Ils ont une vision idyllique de l’autre monde que j’ai symbolisée par la douceur blanche et aseptisée d’un tapis de coton. Dans le même espace, il y a un cercueil sur lequel s’affrontent des insignes religieux. Sur le côté, un animal surélevé, protégé par une moustiquaire, observe les humains. Les humains sont confrontés à des guerres de religion qui ne disent pas leur nom dans ce monde que le couple croit idyllique. Contrairement à l’homme, l’animal n’organise pas de tueries, ce qui le rend finalement plus intelligent que lui.
Avec Unfinish Theater présenté en 2000 à la Biennale de Lyon, j’avais placé sur une estrade un bateau chargé de marchandises, baptisé Celtica et un avion charter baptisé Air Mamadou. J’avais éparpillé entre ces deux éléments des tampons marqués par des : « No entry », « Clandestin », « République
française », « Pure and clean ». De nos jours, les marchandises passent plus facilement les frontières que les humains. Voilà pourquoi j’aime aussi ce genre de mise en scène un peu globale où beaucoup de choses sont abordées sur un même podium.

Vous aviez un projet à la Goutte d’Or intitulé Double Face qui ne s’est finalement pas réalisé. Il manifestait encore une fois ce désir de restitution. Dans votre texte de présentatio n de ce projet vous employie z le terme de « (ré)intégrer ».
Oui, je voulais rendre hommage aux rêves des habitants de ce quartier à forte population immigrée. Ils ont quitté leur pays avec le souci de devenir quelqu’un et de réussir. Ils sont arrivés, ils ont connu des difficultés, vivent dans des conditions difficiles et au bout du compte, il y a peu d’élus. Je voulais aller dans cette communauté en exil, localisée dans un territoire limité, pour lui donner en tant qu’artiste la possibilité de vivre, même un bref instant, son rêve. Je voulais les photographier dans des vêtements incarnant leur rêve : un balayeur de la Goutte d’Or aurait peut-être voulu être footballeur, policier, médecin ou pilote. Je voulais avec ce projet donner pendant la durée de l’exposition une reconnaissance par le rêve à une communauté. Il n’a malheureusement pas abouti, ma situation personnelle n’étant pas simple à cette époque, mais je n’y ai pas renoncé définitivement.

N’y avait-il pas une certaine ambivalence dans ce projet qui faisait écho à la beauté et à la joie du rêve et en même temps à la douleur de quelque chose qui n’arivera jamais.
Ce n’est jamais négligeable d’être l’Homme ou la Femme d’un jour, même si c’est éphémère. Cela redonne du rêve et permet de restituer une part de dignité en donnant aux gens la possibilité de sortir d’eux mêmes et de renvoyer aux autres une autre image. De nombreux travaux de photographes
africains reposent sur le rêve et l’apparat et leurs images restent.

Né en 1967 au Cameroun, Barthélémy Toguo vit et travaille à Paris/Banjoun. Artiste majeur de la scène contemporaine africaine, exposé dans des lieux prestigieux comme la Palais de Tokyo à Paris, il est un des artistes phares de l’exposition Africa Remix. Travaillant sur plusieurs supports, il sonde dans une perpétuelle fusion avec son oeuvre, les méandres de la relation au monde et à l’Autre à travers des thèmes aussi divers que l’identité, la conscienc e civique et politique, l’exil ou enc ore la sexualité.

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