Barthélémy Toguo
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Barthélémy Toguo interviewé par Carole Boulbès,
Paris, le 1er septembre 2005, Magazine du Mudam, n°8, décembre 2005
(entretien réalisé pour le site internet de la Fondation Musée d’Art Moderne Grand duc Jean, au Luxembourg)

Pour "The sick opera", sa première exposition personnelle présentée au Palais de Tokyo en novembre 2004, Barthélémy Toguo avait réalisé un ensemble de sculptures, de céramiques, de vidéos et de dessins qui mettaient en scène sa vision du monde actuel, une vision centrée sur l’expression des sentiments : souffrance, amour, peur, désir... Né au Cameroun, formé à l’Ecole d’Art d’Abidjan puis à l’Ecole d’Art de Grenoble, Barthélémy Toguo développe une oeuvre sensible et généreuse, parfois provocante, qui se veut proche des préoccupations sociales de ses contemporains. Dans cet esprit, il est également le concepteur et le mécène d’un centre d’art qui doit ouvrir ses portes au Cameroun en 2006 : Bandjoun Station.

1) Pouvez-vous expliquer ce qui vous a amené à passer des performances très politiques que vous interprétiez personnellement à l'idée d'inviter un chorégraphe (Romano Botinelli) et une chanteuse lyrique (Caroline Chassagny) lors de votre récente exposition « The sick opera » au Palais de Tokyo, à Paris ?
D’après Emmanuel Kant, « l’art n’est pas une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée, des souffrances et des joies communes ». Avant d’être Africain, je suis un être humain. Je suis attentif à ce qui se passe autour de moi, dans la société. S’il y a des inégalités, si les échanges Nord-Sud ne vont pas dans le bon sens, s’il y a des pays
en guerre, je crois que le rôle de l’artiste est de le faire savoir, de susciter une prise de conscience. Le résultat peut se traduire en peinture, en sculpture, en performance ou en vidéo. Si je donne de l’importance à ce que les gens vivent, c’est parce que je viens d’un continent qui rencontre beaucoup de problèmes aujourd’hui. Mon travail ne peut être insensible à ce qui se passe dans le monde. Au Palais de Tokyo, « The sick opera » (L’opéra malade) était un regard sur notre société contemporaine. Pour moi, tout être humain est un acteur sur une scène. Certains acteurs incarnent un rôle tragique, d’autres jouent un rôle comique. D’autres encore éprouvent de l’angoisse, de l’incertitude, de la joie ou de la souffrance. En introduisant la voix et le chant dans l’exposition, la cantatrice apportait une
dimension plus humaine, vivante et dynamique. Il est très important pour moi que beaucoup de sens soient sollicités en même temps : la vue, l’ouie, le toucher… Cette chanteuse faisait un parcours à travers les différentes pièces que j’exposais : elle commençait par les céramiques puis elle déambulait en touchant le rideau blanc, habillée comme une diva sur une scène d’opéra. Elle montait sur la scène, marchait sur du coton bien blanc, créait un dialogue avec les dessins, s’asseyait sur les tampons en bois qui livraient des slogans politiques très forts, très émotifs. Elle redescendait, caressait les dessins, marchait sur la toile de jute, ramassait les sculptures des demi corps de femmes dont les fesses étaient transformées en ballons de football. Par ses mouvements et ses chants, elle suggérait une critique de l’image de la femme. Il y avait presque une révolte dans cette confrontation. Cette
recherche de différents moments d’intensité est essentielle pour moi. La performance est venue à point nommé pour susciter une émotion, au-delà du simple regard esthétique. L’acteur, c’est évident, donne une autre dimension au travail plastique. Une de mes obsessions est justement de « jouer » différemment avec mes travaux.

2) Est-ce que vous auriez souhaité renouveler cette expérience dans l'exposition Africa Remix du Centre Georges Pompidou ? ou bien dans l'exposition du Museum of Fine Arts de Houston ?
Les contextes étaient différents. J’essaye d’abord de voir les enjeux de chaque exposition et les problèmes que je peux aborder. Pour « Africa Remix », j’ai choisi de donner une dimension plus visuelle à mon travail. En présentant « Innocent sinners » (Pêcheurs innocents, 2005) je me suis retiré physiquement de l’exposition pour laisser au spectateur l’occasion de rentrer lui-même dans le bateau, de marcher sur les emballages en carton, de lire les coupures de journaux et les slogans qui sont présents dans les collages et les dessins, d’interpréter, de se questionner. Pour cette exposition, une vidéo produisait plus de mouvement qu’une performance. C’est une vidéo que j’ai réalisée en hommage aux travailleurs émigrés qui exercent le métier d’éboueur, de maçon, de charpentier... Je les montrais au travail, sur une musique de « Bach of Africa », pour susciter une rencontre des cultures. Cette vidéo est placée au sommet du bateau. Le spectateur peut entendre le son venir et disparaître. J’exposais également une série de dessins aux thèmes politiques, liés au sexe, à la liberté individuelle, aux prises de positions de l’église catholique sur le port du condom, à la liberté d’expression, au traité de Kyoto... Dans cette allégorie de bateau, on trouve aussi des dessins dans lesquels j’exprime le plaisir et la sensualité du corps mais aussi la douleur. Le spectateur entre dans ce bateau. Il me suit dans ce voyage mais il n’est pas tranquille, il se pose des questions, il prend conscience de certaines atrocités dans le monde. A Houston, c’était très différent. Il s’agissait d’un projet beaucoup plus personnel, d’une série de dessins intitulée « Baptism » (Le baptême,1998) dont le sujet était très intime. Il traitait d’ un problème de génération entre moi et ma famille.

3) Êtes vous d'accord avec l'idée que vos installations et vos dessins « tentent de créer des ambiances, des atmosphères amenant à une confrontation entre le monde occidental et le monde non-occidental » (lu dans le dossier de presse de l'exposition « Africa remix ») ?
Dans mon travail, j’essaye à chaque fois d’attirer le regard sur des situations difficiles que des êtres humains vivent, en évitant d’être un donneur de leçons. Personnellement, je ne cherche pas à confronter des peuples, bien au contraire. Pourquoi devrais-je mettre des gens en confrontation ? L’art devrait plutôt chercher à unifier, donner un sens positif, plutôt qu’opposer les cultures et les peuples. Il est trop facile de me coller cette étiquette provocatrice parce que je viens du tiersmonde. Si je parle des échanges Nord-Sud, ce n’est pas pour accabler les Occidentaux. Ce ne sont pas les peuples mais les échanges économiques que je vise. Je pense qu’il faudrait que le monde soit plus équitable. Même si mon regard est critique, je ne cherche pas à opposer le Nord et le Sud. Je ne vois pas le problème
comme cela. Je ne suis pas là où on m’attend. Je ne me limite pas aux différents problèmes de l’Afrique. J’apparais au fond de l’Ex-Yougoslavie, grand territoire où je vais donner la parole aux Serbes (à Cacak) et aux Kosovars (à Prestina et à Mitrovisca) en leur demandant de me faire part de leurs souhaits, de leurs envies qu’ils m’écrivent sur des cartes postales. J’ai l’intention de faire la même chose à Cuba, au Nigeria, au Cambodge, au Japon (à Hiroshima), au Darfour et partout où je le pourrais… Je crois qu’il faut mettre plus de générosité dans la création aujourd’hui. La vie, pour moi, est une source d’inspiration.
Avant ce travail réalisé au Kosovo, je venais de faire une performance en Espagne (« Las palmas ») où j’attirais l’attention sur la situation horrible des prisonniers d’opinion dans les prisons turques. Ce problème de liberté d’expression existe aussi dans bon nombre de pays aujourd’hui.

4) Quels enseignements tirez-vous de la confrontation à différents commissaires d'exposition dans "le monde entier" ?

Tout cela est une question de personnes. Si les commissaires sont plus proches de l’artiste, cela se passe mieux. Malheureusement, le choix peut être fait en fonction de la nationalité du créateur et non par rapport à la qualité de son travail. Cela change tout. Il faudrait célébrer les talents et non les nationalités. On ne passe plus assez de temps à écouter les artistes, à les rencontrer… On les choisit simplement parce que leur nom circule. Tout est faussé dans le milieu de l’art aujourd’hui. Sans
vouloir être pessimiste, il me semble que dans le passé, les artistes étaient des acteurs. Ils créaient des concepts. Ils changeaient le monde et il y avait des critiques d’art pour rendre compte de leurs actions. Aujourd’hui, c’est tout à fait le contraire. Et il s’agit d’un phénomène mondial… Il nous faudra du temps pour savoir où tout cela va nous mener.
C’est vrai, les commissariats d’exposition sont assez différents en Angleterre, Hollande, France, Allemagne, Japon, USA… Mais peut-on dire qu’un système est mieux que l’autre ? C’est un peu comme le foot. La pratique est différente si l’on est anglais, italien, brésilien, nigerian… La différence existe et c’est une bonne chose. Mais il y a quand même une aspiration commune à chaque individu : chacun veut se faire connaître. Le footballeur mouille son maillot, l’artiste doit également bouger pour que son travail soit reconnu. Il y a des milliers d’artistes à New York, des milliers d’artistes à Berlin… C’est rude. Chacun, qu’il soit critique d’art ou artiste, cherche à prendre une place. Chacun veut se faire connaître. Les commissaires veulent créer une grande biennale, une grande exposition historique ou diriger un grand musée. C’est une course où il s’agit d’être au-dessus des autres, de se placer sur un
piédestal. Et dans cette course, l’artiste est parfois mis au second plan.

5) Est-ce que vous pensez que la multiplication des biennales dans le monde conduit à un effet de nivellement engendrant un affadissement (certains parlent de tourisme culturel) ou au contraire, cela vous semble-t-il un facteur positif ?
Il faudrait pouvoir répondre sans se précipiter, regarder ce qui s’est passé, ce qui se passe et entrevoir ce qui va se passer. Avec le recul suffisant, on pourrait donner une réponse positive ou négative à cette question.
Dans le passé, l’art a oscillé entre l’Amérique, l’Europe de l’Ouest et le Japon. Bon nombre d’artistes ont été oublié. Comme s’il n’y avait pas d’activités artistiques ailleurs ! Aujourd’hui, l’effervescence des biennales au Sud, dans certains pays d’Asie, de l’Europe de l’Est et de l’Afrique me semble un phénomène très positif. On ne peut que louer cela. Ce sont les seuls moments où les projecteurs sont braqués sur ce qui se passe dans le monde. Avec la création de la biennale de Sào Paulo, on a pu voir les artistes du Panama, du Salvador, du Guatemala, mais aussi les oeuvres occidentales… Cette biennale est devenue un événement attendu. A Cuba, on a pu voir des artistes d’Amérique du Sud et aussi de l’Europe, bref de partout.
Il n’est pas logique d’affirmer qu’il y a trop de biennales quand on pense que celle de Dakar est la seule où l’on peut découvrir la création des 56 pays du continent africain !
Ces rendez-vous sont très importants. Si quelques personnes y trouvent l’occasion de faire des voyages touristiques, c’est leur propre choix. Mais il faut penser que certaines des destinations (Sào Paulo, Dakar…) étaient déjà touristiques avant cela. Il est donc facile de rejeter les biennales en évoquant cet argument. Aujourd’hui, ce qui compte, c’est l’émergence de nouveaux talents qui développent des démarches singulières. Il y a de nouvelles stars en Amérique latine, dans les pays de l’Est, en Afrique et ailleurs.

6) Vous êtes à l'initiative d'un projet important au Cameroun. Il s'agit de fonder la Bandjoun Station dans votre ville natale. Pouvez-vous expliquer les enjeux de ce centre d’art ? Comment et sur quels critères sera opérée la sélection des oeuvres ?
Après avoir constaté que l’art traditionnel africain se trouve majoritairement en Occident où les oeuvres, c’est vrai, sont conservées dans de bonnes conditions, après avoir compris que ces oeuvres ont parfois été pillées ou arrachées au continent africain ; j’ai réalisé que la création artistique actuelle subissait exactement le même sort et qu’elle s’installait petit à petit en Occident. Il est important
d’assurer la diffusion de l’art contemporain d’Afrique mais il faudrait que les états africains puissent créer une politique pour retenir une partie des oeuvres. Il est triste que rien ne reste là bas.
A partir de ces constats, j’ai décidé de fonder Bandjoun Station qui sera un lieu de création et de résidence au Cameroun pour des artistes du monde entier. Ils pourront résider deux mois à un an maximum et exposeront leur travail à la population locale à l’issue de leur séjour. Une collection permanente va être constituée par le biais d’échanges de mes propres oeuvres que je ferai avec des amis artistes. Les oeuvres de créateurs du monde entier vont côtoyer celles des artistes africains, sans créer de ghetto. Je veux un lieu ouvert à tout le monde, tourné vers une création artistique en totale adéquation avec le milieu dans lequel il est situé. Ce n’est pas un musée ni la Fondation Toguo, ce serait prétentieux. Mais, en revanche, il s’agit bien d’une expérience privée, personnelle.
Pour piloter cet espace, je vais créer un comité (un board) de huit à douze personnes qui vont réfléchir sur ses objectifs. Je vais créer 12 ateliers logements (2 pour le Cameroun, 3 pour le reste de l’Afrique et 7 places pour le reste du monde). La sélection se fera sur dossier et le talent sera le souci premier. Ce lieu va accueillir des comédiens, des écrivains, des vidéastes, des photographes, des plasticiens, des historiens d’art, des ethnologues, des sociologues et des chercheurs dans le domaine culturel. L’espace sera divisé en cinq plateaux de 120 m2 chacun : la salle de vidéo, de conférence et de performance, la bibliothèque et l’administration, deux salles d’exposition temporaire, une salle d’exposition permanente. Le bâtiment est en construction actuellement. L’ouverture est prévue en avril 2006. Il est urgent d’inventer des solutions pour le continent africain, malgré l’échec de la démocratie
et l’absence de liberté. Les africains doivent comprendre qu’ils ne doivent pas capituler, que c’est à eux de faire quelque chose, que c’est à eux d’imaginer des solutions. L’Afrique est dirigée par des dictateurs qui ont le soutien de l’Occident. Il ne faut pas laisser la situation empirer. Il faut agir dans tous les domaines : agricole, médical, culturel, sportif… Toutes les forces, toutes les élites africaines doivent se mobiliser aujourd’hui. L’Afrique est un grand continent riche qui a malheureusement
connu deux catastrophes : l’esclavage, puis la colonisation et l’impérialisme. Aujourd’hui l’Afrique connaît une troisième catastrophe très grave qui est la fuite des cerveaux.

Paris, le 1er septembre 2005.

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