Barthélémy Toguo
- œuvres - works projets - projects publications biographie - biography textes - texts liens - links contact actualités - at present -
 
press
>interviews
critics

interviews

Jérome Sans,
Toguo digère le monde, Entretien avec Barthélémy Toguo

in Catalogue Barthélémy Toguo : The Sick Opera, Paris: Paris-Musées: Palais de Tokyo, 2004.

Comment êtes-vous venu à l’art ?
J’ai passé mon enfance en Afrique dans une ville où il y avait beaucoup de commerces et de transports
de cacao, de café et d’arbres forestiers ou billes de bois. J’étais fasciné à la fois par les scènes d’échanges qui se déroulaient devant mes yeux sur les différents marchés et surtout par les immenses camions, les « monstres » comme on les appelle là-bas, qui transportaient toutes ces marchandises. Alors très tôt, j’illustrais dans mon cahier ces scènes colorées et mouvementées. Plus tard, je matérialisais ces gigantesques camions-remorques dans le bambou. Après mes études secondaires, il était clair pour moi que je ne voulais pas entrer dans la fonction publique. En 1989, je décidais de quitter le Cameroun pour aller à l’école des beaux-arts d’Abidjan en Côte d’Ivoire.

Sans école d’art, galerie, centre d’art ou musée au Cameroun, quelle a été votre première rencontre avec l’art contemporain ?
Quelques heures après mon arrivée dans les couloirs de l’école supérieure d’art de Grenoble,  j’ai très vite compris que je devais voir les choses autrement et que par la suite il fallait que je reste  moi-même sans changer ma manière de « parler », de « danser », de « rire », de « baiser »…

Comment avez-vous décidé de continuer votre cursus à l’étranger et particulièrement à Grenoble ?
J’avais besoin de passer à autre chose et surtout une profonde et folle envie de partir. Partir m’envahissait. Le choix de Grenoble s’est fait tout naturellement, suite au refus de deux autres écoles, je n’étais accepté que là-bas. Quelques années après, j’ai obtenu une bourse d’étude à la Kunstakademie de Düsseldorf, en Allemagne. Là, j’ai pu apprendre le « réalisme allemand », en un mot concrétiser, réaliser, matérialiser une idée dans toutes ses dimensions plastiques, esthétiques, intellectuelles…

Quelle a été votre réaction en arrivant en France ?
Après quatre années à l’école des beaux-arts d’Abidjan où l’on passait son temps à faire des « copies
de copies » de sculptures classiques du Louvre, j’ai atterri à Grenoble en 1993 où j’ai ressenti un choc.
Il n’y avait pratiquement pas d’enseignement de technique. L’étudiant est autonome et dispose d’une grande liberté d’utilisation des différents médiums. Cette école m’a énormément apporté.

Comment travaillez-vous ?
Le fait d’avoir eu l’opportunité de suivre un enseignement classique, d’avoir exploré d’autres médiums comme la photographie, la vidéo et d’aimer le spectacle vivant me permet de développer constamment mes idées, mes projets.

Comment qualifieriez-vous votre pratique artistique ?
J’utilise cette polyvalence pour créer un langage qui prend sa source d’inspiration à travers les rencontres, les voyages, les êtres humains, la VIE.

Vous parlez souvent de voyages comme source d’inspiration. Lors de vos pérégrinations vous réalisez même des carnets de voyage. Que représentent-ils pour vous ?
Ils sont à la fois le récit de différentes découvertes, émotions, sensations… Mais aussi celui de mes coups de gueule après un constat bien triste de tromperies, mensonges, violences…

Vous avez réalisé une série de performances intitulée Transit dans différents aéroports, gares ou autres lieux de circulation. Que signifie pour vous cette notion de transit ? Est-elle toujours d’actualité ?
Nous sommes tous en « transit » permanent. C’est une notion inhérente à l’homme des xxe et xxie siècles. Qu’un homme soit blanc, noir, jaune importe peu. Il est de toutes façons un être potentiellement « exilé », porté par le moteur qu’est le voyage et qui fait de lui un « déplacé ». Nous partons d’un lieu pour un autre à l’aide de différents moyens tout en emportant avec nous lors de ces voyages notre culture qui va à la rencontre de l’autre. Bien sûr, cette rencontre peut être à la fois belle ou difficile. Les voyages s’enchaînent au rythme effréné de notre société actuelle. On est constamment en mouvement. Donc plus que jamais cette notion de transit est d’actualité, sous différentes formes peut-être car la société évolue.
Mes performances Transit interrogent le plus souvent avec un humour non dénué d’une certaine dose
de provocation les conditions du passage des frontières.

Cette idée de transit, de migration, vous a-t-elle inspiré les sculptures de tampons géants en bois qui apparaissent de manière récurrente dans votre travail ?
C’est exact. Voir mes passeports marqués de ces tampons « No entry », « Immigration officers »,
« Transit sans arrêt », « Périmé » m’a donné l’idée de créer The New World Climax. Ce travail est l’illustration parfaite des difficultés que rencontrent les personnes qui voyagent tandis que les marchandises et les biens de consommation circulent eux plus facilement.

Pourquoi avoir choisi Paris comme terre d’accueil ?
J’ai été plusieurs fois de passage à Paris avant de m’y installer. J’ai très vite réalisé que je me sentais bien ici. C’est ce Paris multicolore, multiculturel et multinationalités qui me convient, me plaît et m’inspire. Paris est une ville qui appartient à tout le monde. Certains arrondissements ont même maintenant les couleurs, les odeurs authentiques des pays dont sont issus les habitants. Son architecture moins agressive que certaines autres grandes métropoles étrangères lui donne un charme si particulier qui me touche. Ses cafés, ses restaurants, ses avenues, ses petites rues, ses vues panoramiques en font une ville magnifique.
Ses quartiers plus populaires sont aussi indispensables et si intéressants à observer car des personnes d’horizon et d’environnement différents parviennent à cohabiter.

Que pensez-vous de la globalisation dans le monde de l’art ?
Ce mot à la mode et trop utilisé est en fait dangereux lorsqu’il s’applique au monde de l’art. En effet, on peut très facilement et rapidement glisser dans le cliché. Au lieu de faire appel à des nationalités, les institutions et musées devraient plutôt célébrer l'Art dans toute sa diversité et sa splendeur et ne pas s’arrêter à des origines, mais faire jaillir, exploser des talents d'où qu'ils proviennent.

Comment voyez-vous la multiplication des biennales qui invitent systématiquement des artistes de tous les continents ?
La multiplication des biennales n’est pas une mauvaise chose en soi car c’est souvent la seule occasion
pour les artistes d’aller exposer sur d’autres continents, dans d’autres pays pour montrer leur travail à des personnes qui n’ont pas la possibilité de voyager. Cependant, le fait de vouloir systématiquement inviter des artistes de tel ou tel continent, de tel ou tel pays est dangereux, c’est une attitude « politiquement correcte » où on ne juge pas le travail pour lui même. Il me paraît insensé de choisir une nationalité plutôt qu’un talent. De plus, vouloir montrer une origine plutôt qu’un talent peut justement renforcer les clichés, discréditer un pays par exemple en le réduisant en raison de la faiblesse des œuvres sélectionnées.

Quel est votre rapport avec l’Afrique ?
J’entretiens des rapports très intimes avec l’Afrique. J’y vais très souvent car je me sens également très bien là-bas. C’est un continent très riche qui est malheureusement ravagé par le sida, la guerre, la pauvreté, la corruption et inondé de dictateurs asphyxiants, soutenus par l’Occident. Il est grand temps que l’Occident comprenne que nous sommes au xxie siècle, que les rapports d’antan avec les colonies sont bel et bien révolus et qu’ils doivent changer avant qu’il ne soit trop tard. Les gouvernements successifs en Occident ont gardé les mêmes conseillers pour les Affaires étrangères qu’au temps des colonies et des idées coloniales. Cela pourrait être fatal pour certains pays dans les décennies à venir. Il est finalement très facile d’accuser les Africains d’être responsables de leur sort et de leur malheur. On oublie trop souvent que l’Occident entretient des relations privilégiées avec les dictateurs africains et qu'il fait tout pour diviser les peuples d’Afrique pour finalement mieux régner. C’est une honte de toujours entendre de la bouche de certains hommes politiques occidentaux que « la démocratie est un luxe pour l’Afrique ». L’Afrique a besoin d’amis qui la respecte dans ses échanges et sa dignité.

Comment voyez-vous la situation artistique en Afrique ?
L’Art n’est pas une priorité dans un continent déjà affaibli. La situation sociale, économique et politique
n’encourage pas l’émergence de jeunes talents ainsi que de talents nouveaux. De plus, le problème de l’analphabétisme est loin d’être réglé. Mais il existe tout de même des cas isolés et exceptionnels d’artistes, de collectifs, qui permettent de promouvoir des formes artistiques souvent basées sur la revendication.
Par ailleurs, il faut louer quelques initiatives privées et individuelles telles que la Villa Gottfried à Ngaparou près de Dakar au Sénégal, The Institute of Visual Arts à Bandjoun au Cameroun, The Pigozzi Collection (CAAC) à Genève qui comptent pour la reconnaissance de certains artistes. 

Vous vous intéressez également au corps humain et à ses manifestations, dont la sexualité qui est à l’origine entre autre de l’installation Having Sex Kills. Comment cette sexualité vous inspire-t-elle et pourquoi ? Que représente le sexe pour vous ?
À travers mes dessins Dream Catchers, aux traits sinueux et hypnotiques, je célèbre le corps humain
dans toute sa splendeur en esquissant des corps inachevés, amputés, aux gestes laissés en suspens
de peur d’en signer la beauté définitive. Dans l’éventail des sensations, je m’interroge plus particulièrement sur le sexe, le plaisir qu’il procure, sa pratique, sa complexité et ses dérives à travers mon installation Having Sex Kills. Celle-ci présente une multitude de céramiques, sculptures en terre glaise recouvertes d’émail, à la fois érotiques, violentes, joyeuses et tristes… Prisonnières d’une structure en plexiglas et discrètement voilées d’une moustiquaire qui tombe majestueusement des cieux. Oui, le sexe est important dans mon travail car il est depuis toujours la préoccupation, la priorité, la nécessité de l’homme et de la femme, l’essence de leur relation. Il m’inspire car il est à la fois source de plaisir et de douleur. Il reste insaisissable, complexe et fantasmatique. Il est la VIE et la vie est obligatoirement source d’inspiration pour un artiste.

Que représente la pratique du dessin dans votre travail ?
La pratique du dessin est pour moi très importante. C’est une discipline artistique intime, sincère et juste, à travers laquelle on ne peut pas mentir, ni tricher. C’est également la première parole d’un enfant. Cette discipline est aussi très riche car elle est réalisable simplement avec un crayon sur une petite feuille, sur une grande feuille, avec de la peinture, de l’aquarelle…
Elle est déclinable à l’infini. Le dessin me permet de m’exalter, de réaliser visuellement mes délires, mes fantasmes… De traduire mes plaisirs, mes douleurs, mes angoisses, d’exprimer une nouvelle fois la VIE.

Et qu’en est-il de la performance ? Ainsi, Pure & Clean à New York en 2001, Live à Yaoundé au Cameroun en 2002…
Je ne considère pas mon travail uniquement comme une réalisation plastique. Il est aussi important
pour moi de « jouer » avec mes œuvres, que ce soit une sculpture, une peinture ou une installation.
Une performance est à la fois un moyen d’entrer en osmose avec mon travail et de susciter, créer,
un dialogue vivant avec le public. Lors de la performance The New World Climax à la Haus der Kulturen
der Welt de Berlin en 2000, habillé d’une tenue de travail, je soulève laborieusement d’immenses tampons afin d’exprimer la difficulté et la lourdeur de l’administration. En février 2001, Pierre Restany m’a offert l’opportunité de prendre part à l’exposition collective Political Ecology à White Box, New York. Il m’a semblé opportun d’associer à mon installation une performance, Pure & Clean. En effet, à cette époque les États-Unis avaient décidé de ne pas ratifier le traité de Kyoto sur la diminution des gaz à effet de serre. Ils avaient également boycotté le congrès mondial contre le racisme à Johannesburg et ils avaient une politique internationale « totalitaire ». J’ai ainsi éprouvé le désir de laver, nettoyer la bannière étoilée du drapeau américain, honteusement salie, souillée. Cette performance forcément éphémère m’a permis d’exprimer d’une manière très forte ma position par rapport à la politique américaine de l’époque. De plus, une performance confronte directement le public à une situation.
Dans Live, un couple s’abandonnant à un moment intime renvoyait directement le public à un acte
«  banal » qui le mettait finalement mal à l’aise.       

Vous avez réalisé en 1996 Die Tageszeitung : conversation avec Frau Schenkenberg, œuvre dans laquelle vous avez noirci tous les articles de ce quotidien allemand en ne conservant que les images. Quel est votre rapport avec l’information et la manière dont elle est livrée ?
L’information est pour moi primordiale. Je suis branché sur la radio toute la journée. J’aime lire les titres des journaux, les comparer suivant les tendances politiques. C’est un besoin vital de savoir ce qu’il se passe dans le monde entier. Cette overdose d’informations, de scoops, de scandales, d’intox m’inspire naturellement beaucoup. Il est cependant nécessaire d’avoir du recul par rapport à l’information, à la presse pour justement dissocier l’info de l’intox. Mais l’intox est aussi une formidable source d’inspiration ! Conversation avec Frau Schenkenberg a été publié par les éditions Small Noise à Bruxelles.

Vous pratiquez également la sculpture du bois à la tronçonneuse. Comment liez-vous ce matériau avec cette technique ?
J’aime travailler le bois par sensibilité personnelle. Il me paraît également plus adéquat pour certaines
de mes créations. La sculpture n’a donc pour moi rien à voir avec une tradition africaine. La tronçonneuse ou d’autres outils modernes et perfectionnés me permettent d’aller vite et de donner des formes merveilleuses et inattendues qu’un ciseau ou une gouge ne saurait rendre.

Pourquoi avez-vous commencé à utiliser le ru-balise qui normalement marque une zone de chantier ou de protection ?
Au Festival International d’Art de Las Palmas en 2001, j’ai commencé la série intitulée Dangerous Visit,
qui est une installation créée comme une carte géographique, un territoire dont les frontières devaient être délimitées. J’ai donc pensé à utiliser le ru-balise pour illustrer l’idée du danger, de l’immigration, de la peur de l’autre, du besoin de se sentir protégé. Ce matériau représente parfaitement un aspect de notre société contemporaine, celui de l’incroyable difficulté que les hommes ont à circuler, et leur envie de vivre dans une ville idéale qui est et restera une illusion. J’ai également utilisé le ru-balise lors des expositions Emergency Exit à Nantes, Tutto normale à Rome, toutes deux en 2002, et Solares à Valence en 2003.

Quelles sont vos références artistiques et culturelles ?
Les actionnistes viennois, Fluxus et Martin Kippenberger, et d’une manière générale l’art vivant, l’art
de la rue. Je puise également beaucoup mon inspiration dans la mise en scène théâtrale (nombre de mes installations sont mises en scène comme des pièces de théâtre), la structure théâtrale, la décoration, la scénographie.

Quels sont les artistes africains qui vous ont influencé et pourquoi ?
Le groupe Kiyi M’Bock et ses danseurs, les chanteurs Ray Lema du Congo, Baaba Maal du Sénégal
et Alpha Blondy car ils abordent des préoccupations sociales fortes, des émotions humaines. Ils sont des visionnaires engagés. Par contre il y a des artistes africains qui ne m'ont pas influencé, mais que j'admire, tels que Bodys Isek Kingelez, Jane Alexander, Malik Sidibe... Qui sont connus grâce à leur art.

Vous avez créé en 1999 à Bandjoun au Cameroun l’Institute of Visual Arts. Quels sont les enjeux d’un tel lieu ?
Lorsque je retourne chez moi, je n’ai pas d’espace pour montrer mon travail. C’est cette situation qui m’a donné envie de créer un espace dédié à l’art sous toutes ses formes : théâtre, performance, musique, expositions permanentes et temporaires avec des œuvres d’artistes africains et internationaux. C’est également un lieu de vie et de rencontres « à l’africaine », convivial, pour y accueillir des workshops, y créer des résidences d’artistes de tous horizons. Ce n’est ni une fondation ni un musée, mais vraiment un lieu de vie où les artistes se prennent eux-mêmes en charge. Je pense que les pays d’Afrique devraient se doter d’un plus grand nombre de structures artistiques, afin de stimuler la création et l’envie de culture. Il faudrait qu’il y ait un enseignement des arts plastiques, de la musique, etc. Dès le plus jeune âge.

Quels sont vos inspirations et vos projets aujourd’hui ?
La VIE et sa célébration restent mon obsession, source de mon inspiration au quotidien.
Mes projets… Ils naissent et vivent au jour le jour… À suivre…

-
  .
top / haut