critics / critiques
Peter Doroshenko,
Producteur transculturel
in Catalogue Barthélémy Toguo : The Sick Opera, Paris: Paris-Musées: Palais de Tokyo, 2004.
La recherche récente en sciences humaines et sociales nous montre bien comment la mondialisation et le
transnationalisme modifient notre conception de la culture et de la communauté. Nous faisons l’expérience d’une rupture avec l’époque où les sociétés se distinguaient encore des États-nations. On ne peut plus penser le monde en termes de cultures, de langues et de traditions autonomes. L’idée de transculturalisme désigne l’émergence de nouvelles formes de rapports entre personnes, identités et pratiques sociales ; cette idée appartient à une longue histoire, qui appelle une réinterprétation. Nos systèmes économiques et culturels ayant fait exploser les anciennes frontières, les individus éprouvent un double sentiment de libération et d’angoisse, car ils voient remis en cause les modes de vie et les institutions sur quoi se fondaient leurs définitions du moi. De plus, en raison des inégalités entre communautés, régions et nations, certains disposeront d’un pouvoir sans égal et de ressources spécifiques pour façonner cet avenir transculturel.
Comment les termes « culture » et « communauté » fonctionnent-ils l’un par rapport à l’autre dans diverses disciplines, dont l’histoire de l’art, la théorie littéraire, l’économie politique, la philosophie, l’histoire des idées, l’architecture, les sciences de la santé, mais aussi les discours « minoritaires » sur les races ou encore les études sur les identités sexuelles ? Le modèle expressionniste souvent repris pour cadrer de telles questions — qui consiste à faire de toute culture l’expression d’une communauté singulière — est de plus en plus inadéquat au regard de la recherche portant sur les différences qui se multiplient au sein des communautés et sur les perpétuels allers retours que constituent les emprunts entre groupes culturels.
À la lumière des changements entraînés par le transculturalisme, à quelle fin est destinée toute communauté ? Cette question a (au moins) deux sens. (1) Quelles sont les limites des communautés traditionnelles (groupes ethniques, quartiers urbains, etc.) en tant que modes d’organisation de la vie sociale ? Comment les forces à l’œuvre dans le transnationalisme et dans la mondialisation peuvent-elles à la fois exclure certaines formes de vie communautaire et en créer de nouvelles ? (2) Quel est le but d’une communauté dans un monde globalisé ?
Quels aspects de l’expression humaine exigent d’être enracinés dans des collectivités actuelles et circonscrites ? Quels sont les idéaux moraux et les motivations pratiques qui maintiennent les gens dans telle communauté
et suscitent à son égard une certaine loyauté ? Les réponses que nous apportons à ces questions déterminent notre comportement d’artiste, de citoyen ou de chercheur.
Né au Cameroun et résidant aujourd’hui en France, Barthélémy Toguo crée des installations qui mêlent plusieurs niveaux de sens et plusieurs supports et explorent les thèmes de l’identité, de l’exil, de la pertinence culturelle et de l’identification sexuelle, ainsi que des sujets faisant directement appel à l’émotion.
Tel un chroniqueur qui s’approprierait un savoir, Toguo guette en permanence ce qui repousse les limites de son passé et de son présent. Son œuvre est le fruit d’une réflexion complexe. Parce qu’il produit des images issues
de sa propre réalité, Toguo ne nous offre rien qui ne soit déjà gravé dans nos mémoires, comme un point
de référence de choses perdues, comme l’expérience temporelle d’un éternel retour.
Dans son travail, Toguo apprécie l’acte physique consistant à peindre ou à sculpter des formes. Dans la surabondance des images du monde, il choisit de présenter sous divers supports des images de sa propre vie — non narratives en soi — dont il se sert pour organiser les éléments formels de son œuvre. Certains d'entre eux issus d’activités et de situations publiques, comme la littérature, la musique, le voyage, la famille et les amis, influencent son travail en ce qu’il les rend accessibles à un large public. Il recourt à la peinture comme au signe artistique les plus reconnaissable, tout en présentant des éléments picturaux et des installations qui reflètent
une pensée artistique neuve. Il s’intéresse à la manière dont les gens se définissent et dont l’identité se construit
et se manifeste en public. Malgré une fluidité stylistique apparente, les œuvres de Toguo n’entretiennent aucun rapport avec l’action ou l’animation ; en dépit des apparences, le mouvement en est toujours absent.
Au premier abord, les objets d’art de Barthélémy Toguo semblent des objets transculturels impeccablement présentés. Mais sa rhétorique possède une virtuosité sournoise capable de produire des effets inattendus, le résultat final étant mis à mal par un soupçon d’humour noir. Comme le relevait Le Corbusier, l’architecture,
c'est « pour émouvoir » ; le travail de Toguo atteint alors la plus haute finalité de l’architecture, puisqu’il crée des œuvres dont le pouvoir extraordinaire tient aux sentiments profonds qu’elles éveillent en nous, mais aussi à cette manière qu’elles ont de nous révéler la complexité de nos émotions, dans des environnements débordant de sens qui nous aident à habiter le monde. Dans un passionnant essai consacré à l’importance des espaces périphériques dans les habitations, on apprend que le mot dwelling est dérivé du mot vieil-anglais dwellan, qui signifie « se perdre » ou « différer ». Un habitat est cet espace intermédiaire où l’on hésite entre deux mondes. Nos sentiments à propos de ces espaces sont mitigés, et nous choisissons souvent ce qui tout à la fois nous attire et nous répugne : voilà ce que Barthélémy Toguo comprend de manière intuitive, voilà ce qu’il traite avec la plus grande lucidité artistique.
Si, dans l’espace que trace son travail, nous éprouvons plus vivement notre ambivalence vis-à-vis de certaines questions, c’est en raison de la manière avec laquelle, par sa thématique comme par sa structure, son œuvre crée si élégamment une tension entre des éléments contradictoires.
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