Barthélémy Toguo
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Jan-Erik Lundström,
Le trait d'union mis en scène :
thèse sur les théâtres de traduction de Barthélémy Toguo

in Catalogue Barthélémy Toguo : The Sick Opera, Paris: Paris-Musées: Palais de Tokyo, 2004.

C’est la chance et la malédiction de l’artiste en exil que de devoir, avec constance et exubérance, désarmer, déplacer et disloquer la doxa et les discours dominants (qui sont toujours des discours de domination), les idées reçues et les vérités consensuelles (ou déclarées telles par le plus grand nombre), sans cesser de nous en faire voir d’autres. Walter Benjamin ne dit pas autre chose dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire : « La tradition de l’opprimé nous enseigne que l’état d’urgence où nous vivons n’est pas l’exception, mais la règle. » Membre par défaut des cultures de l’hybride, voué de fait aux sentiers dédoublés et entrelacés de la subjectivité, voire de la crise et de l’urgence, l’artiste en exil planétaire est « à cheval sur un trait d’union » (afro-américain, anglo-asiatique, franco-africain, franco-caraïbe... le trait d’union signalant ici la continuité et la discontinuité1). Il réunit (au moins) deux mondes en lui-même, dans la frustration, dans la jubilation, dans l’affirmation de soi, tout en déstabilisant et en critiquant la norme. Il s’en prendà la lassitude et à l’indolence avec lesquelles la culture dominante traite actuellement le « multiculturel » et le « postcolonial » comme s’il s’agissait là de concepts, de modes, de revendications territoriales et/ou morales temporaires, promises à une disparition prochaine, et non d’un véritable horizon, aussi complexe que décisif, de notre expérience
collective — comme s’il était possible de cartographier et d’explorer cette diaspora culturelle au moyen de bribeséparses de discours. De l’artiste de la diaspora, on attend et on exige — au nom de sa survie même — qu’il réinvente sans cesse sa praxis.

Curieusement, le discours multiculturel se voit de plus en plus souvent ridiculisé et accusé d’être politiquement correct, alors même que s’effondrent nos certitudes quant à l’identité profonde de la culture occidentale. À mesure qu’évoluent et se renversent les paramètres de l’assimilation/tolérance/stigmatisation/expulsion, notamment dans l’atmosphère de peur qui prédomine aujourd’hui, l’artiste de la diaspora met en scène son propre contre-discours,
additionne continûment l’impur et le trait d’union, excelle dans la différence désidentificatoire2. L’artiste sait aussi qu’il ne faut prendre aucune avancée pour argent comptant : telle stratégie qui fonctionne, telle incursion fructueuse en apparence peuvent toujours, en un rien de temps, se voir neutralisées ou effacées par une tolérance étouffante et répressive. Voyez comme l’hybride a été aimé à en mourir.
Voyez comme la politique identitaire est aujourd’hui édulcorée jusqu’à la mollesse. Craignez et suspectez la bienveillance au même titre que l’ignorance et l’animosité ! La crise d’identité même de l’art critique peut renverser et modifier les voies déjà débroussaillées de la représentation. « En matière de guerre, la position est tout3. » Sachez qu’il ne suffit jamais d’affirmer et de formuler ; tout doit être sans cesse réaffirmé, reformulé, réaffirmé, reformulé. Allez de l’avant, allez de l’avant, ne vous laissez pas rattraper.

Au vu de la production artistique kaléidoscopique de Barthélémy Toguo, il serait faux de penser que son travail a pour seul objectif de raconter ou de remettre en cause le thème de l’exil et du postcolonialisme. En réalité, sa production à l’éclat de rire humaniste et surréaliste, ainsi que sa logique sans suite, ses douces ironies et sa manière d’osciller entre l’inauguration de théâtres du réel et l’affirmation d’une esthétique réaliste, tout cela ne prend réellement son sens que si l’on y voit le récit de la crise du sujet européen ou occidental. Porte-parole du droit des minorités, chroniqueur des périls inhérents au franchissement des frontières, observateur attentif du pouvoir et des absurdités du quotidien, conteur de la diaspora traduisant les cultures et renommant les identités noires/africaines, interlocuteur des rivalités territoriales, imprésario chargé de promouvoir et de subvertir le corps noir masculin et l’océan du désir, écologiste politique, écologiste tout court, voyageur énonçant le dialogue Nord-Sud/Sud-Nord, traducteur (selon les termes de Stuart Hill, la traduction décrit « ces formations identitaires qui traversent et recoupent les frontières, et qui sont composées de peuples dispersés [...] loin de leur terre natale, [...] qui appartiennent en même temps à plusieurs patries et à aucune patrie en particulier ») mettant ses facultés au service d’une complexification de notre vision du monde, alors affranchi de ses dichotomies simplistes. Chez Toguo, les histoires, actions, installations, performances ou pièces désobéissent elles aussi aux définitions de l’altérité. Refusant de jouer le rôle de l’autre (victimisé), Toguo parvient à montrer que ces histoires « autres » sont peut-être, non pas une autre histoire, mais bien l’histoire de la France ou de l’Europe dans le monde moderne/postmoderne4. L’histoire de l’Europe est l’histoire de l’exil, de la migration, de l’échange interculturel, du déracinement et de l’hybridité, de la créolité et de l’opposition, de l’intervention et de l’assimilation. La culture contemporaine est transculturelle. La crise du sujet européen tient à son incapacité à réinterpréter des récits fondateurs dépassés.

Les actions et les interventions sociales de Toguo, par exemple celles qu’il a rassemblées sous le titre Transit (présentées sous celui de Unfinished Theatre, magistrale installation à la 5e biennale d’Art contemporain de Lyon en 2000)5, montrent le regard hiérarchisant ou raciste de l’occidental sur le sujet africain, postcolonial ou minoritaire. De fait, l’effet premier de ces actions où se mêlent incidents imprévus et événements mis en scène — par exemple : faire enregistrer dans un aéroport des bagages sculptés dans le bois ; se présenter aux douanes sans visa afin de mettre à l’épreuve le respect, par les autorités concernées, des lois internationales régissant l’accueil d’un demandeur d’asile ; monter dans un wagon de 1re classe en salopette d’éboueur parisien ; s’asseoir dans un avion avec un immense chapeau en bois — est précisément de rendre visible le regard occidental sur le sujet de la diaspora, et d’interroger les notions de « race » et de « classe ». Dans son art, Toguo tend un miroir partout où la culture dominante et « la majorité morale » sont invitées à se définir et à montrer l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes et de l’autre. En réalité, on pourrait même affirmer que le miroir de Toguo — qui ne tombe jamais dans le piège d’un pluralisme multicuturel réducteur — parvient à faire apparaître la désintégration et l’effondrement mêmes du sujet occidental comme grandiose récit moderniste.

Et maintenant : considérez toute installation comme une charpente et comme une structure, à l’intérieur desquelles divers types d’expériences peuvent être réunis, stockés, transformés, représentés et mis en œuvre. Considérez l’installation comme un espace infiniment délicat et complexe au sein duquel des histoires peuvent se rencontrer, entrer en concurrence, agir, interagir, se répéter. Notez que ces « expériences » et ces « histoires » peuvent représenter un aspect ou une facette les unes des autres, ou, tout aussi bien, des phénomènes radicalement différenciés. Notez qu’une sculpture peut être une histoire, qu’une vidéo peut être une sculpture, qu’une photographie peut être un contre-espace. Observez aussi que l’installation, si elle est un support en soi, peut accueillir toutes sortes de supports — dans le cas de Toguo, dessins, sculptures, objets, photographies, vidéos. Notez que les œuvres dans tous ces supports fonctionnent comme autant d’œuvres en soi, comme traces documentaires de performances ou d’actions, et comme accessoires utilisés lors d’actions/performances. Considérez que ces œuvres, ces parties constitutives, souvent inséparables ou profondément entremêlées, sont, dans l’installation, reconstruites et réinterprétées dans une nouvelle totalité. Percevez en outre cette installation comme une scène de théâtre ou comme un tableau vivant, où les histoires sont pour ainsi dire spatialement (c’est-à-dire phénoménologiquement) chorégraphiées, mises en scène pour le spectateur, et qu’elles ne sont achevées qu’au moment où elles sont re-chorégraphiées à travers et avec le spectateur. Concevez aussi l’installation comme un espace écrit et mis en scène ; concevez l’installation comme un script — fait d’objets, d’images, de textes qui recourent tous, lui conférant du pouvoir, à un atlas de l’expérience et de l’émotion — que doit jouer le spectateur : un script écrit par l’artiste et joué par le visiteur.

Au regard de ce paradigme de base de l’installation, les installations de Barthélémy Toguo manifestent souvent des traits bien particuliers. Ce ne sont pas vraiment des environnements où se mettrait en place, comme il arrive souvent, une esthétique de l’immersion ; elles se présentent plutôt comme des collages ou assemblages à trois ou quatre dimensions : photographies, sculptures, vidéos et autres médiums, qui se trouvent rassemblés, juxtaposés et exposés sur la scène de l’installation. De fait, plusieurs de ces installations relèvent plus étroitement encore de la tradition spatiale et formelle de la scène théâtrale ; déroulées sur des tréteaux, elles imitent ou constituent une véritable scène de théâtre. Résolument antinaturalistes, les objets exposés par Toguo dans ses installations jouent avec les échelles, s’amusent et divaguent avec les matériaux, semblent se tromper de support, lors même que telle thématique particulière ou telles observations/expériences spécifiques s’y trouvent incarnées, retravaillées, traduites. Les objets sont ici hors de proportion, la perspective renonce à toute logique, juxtapositions et associations ne se dissolvent pas en un récit linéaire, l’information est insuffisante ou sur déterminée : des tampons, par exemple, du type de ceux qu’utilisent les fonctionnaires des douanes, apparaissent dans plusieurs installations, mais ils sont tous inutilisables, démesurément grands et sculptés dans le bois. Un avion, qui représente une ligne aérienne de contre-exil chargée de ramener les gens dans leur pays d’origine, est lui aussi sculpté dans le bois, signalant ainsi la place du bois dans l’art africain « traditionnel » (et le sculpteur de bois comme stéréotype majeur de l’artiste africain « traditionnel »)6 et rappelant l’échange qui eut lieu naguère entre artistes européens et africains, lors de la naissance et de l’émergence du modernisme. Procédés de mise à distance
et de désidentification7, de rapprochement et d’identification, d’ironie et d’humour laconique ; manières de décevoir les attentes et de renverser les proportions ; recours à des matériaux « doux » pour traiter des thèmes « durs » ; utilisation diversifiée de chaque médium, modes de récit différenciés : tous ces procédés théâtraux — ou qui nous semblent tels — sont essentiels en ce qu’ils permettent au sujet d’adopter des positions plus complexes qu’on ne s’y attendrait chez un artiste en exil. Ils vont à l’encontre des discours stigmatisants conçus pour désigner l’autre et résistent à la dialectique simpliste maître/esclave ou victime/oppresseur, y compris lorsque ces procédés signalent les mauvais traitements ou l’exploitation, manifestent la discrimination ou documentent des attitudes et actes racistes, explorent l’expérience de l’exil ou affrontent la problématique des frontières. Le travail de Toguo peut se montrer tout à la fois farcesque et ludique, provocateur et vengeur : qu’ils s’étouffent de rire, mais sans répéter le discours de l’ennemi ! L’affect est analyse, l’action l’emporte sur la réaction. Évitez la retenue et l’exotisation par l’humour le plus féroce, par la subversion, par un décentrement des stratégies. Entrez sur scène obliquement.

Tout discours émanant d’un lieu particulier, il faut ici préciser que Toguo, Camerounais de naissance, et depuis longtemps Parisien d’adoption, tient un discours postcolonial d’exilé urbain. Telle est, pour ainsi dire, la langue maternelle de l’art de Toguo. Mais ne commettez pas l’erreur de ne pas voir comment l’œuvre de Toguo traduit et interroge l’économie politique d’un présent mondialisé et l’économie psychique de la condition humaine. Si nombre de ses installations se rapportent implicitement et explicitement à la condition de l’exilé, elles traitent surtout d’une atmosphère contemporaine contaminée par la peur, l’anxiété, l’angoisse et le mécontentement tels que nous les vivons, tels que nous tentons de les surmonter. De même que Toguo, à travers ses actions et dans ses installations, met en scène et en œuvre la vie de l’exil ou de la terre d’asile, de même ses pièces racontent un corps et un sujet contemporain fragmenté mais désirant, sur le point de se perdre dans le labyrinthe de l’identité. Sexualité, morale, rapports entre humains, écologie politique et humaine, sentiment d’appartenance, perte de repères, territoires et frontières comptent parmi les principaux thèmes mis en scène et en récit dans les œuvres de Toguo. Pourtant, si celui-ci prend souvent pour sujet son propre moi d’artiste, la dimension théâtrale et performative de son travail lui permet de dépasser — sans les renier — ces aspects autobiographiques. Toguo s’affranchit du « poids de la représentation8 » par diverses stratégies indirectes d’emboîtement et de superposition (pour en citer quelques unes : allégorie dans Life’s Trial, discours métaphorique dans The World’s Greatest, recours à la farce et à la tragédie dans Transit/Unfinished Theatre), mais aussi par une juxtaposition du document et de « la chose même » qui rend possibles divers types d’identification. Identité et perte d’identité se retrouvent également dans la lecture directe, burlesque et précise que fait Toguo de notre malaise contemporain lecture où le sens, jamais en repos, autorise et appelle une constante mutation du politique.


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